“La frontière entre l’art et la mode n’a jamais été aussi poreuse“. Le constat est depuis quelques saisons dans les esprits, il est aussi posé textuellement en introduction comme en conclusion d’une analyse désormais répandue chez les médias spécialisés. À la vue de toutes les collabs arty impulsées par les marques semaine après semaine, art et mode n’ont en effet jamais autant flirté. Mais l’union se résumerait-elle à ces alliances circonstancielles, et à la fin opportuniste et mercantile que l’on pourrait déceler chez ses instigateurs ? Certainement pas : les deux activités ont un passif, un rapport profond, et se rejoignent aussi dans la sincérité. Études en est la preuve.
Fondé en 2012 par Aurélien Arbet et Jérémie Egry sur les cendres d’un précédent projet mode et pour y joindre l’activité parallèle de maison d’édition, ce label parisien réunissant un collectif pluri-disciplinaire est l’incarnation même, plus que d’un rapprochement, d’une fusion entre art et mode. Il a été fondé sur cette idée, évolue et ne s’envisage que par le biais de frontières effacées. Ce qu’il traduit par un univers singulier où l’art est prégnant, entre une esthétique épurée et des collaborations saisonnières particulièrement pointues et intégrées aux collections permanentes. Une démarche qu’Aurélien Arbet, porte-parole du collectif Études, nous a détaillée dans un entretien au coeur du nouvel espace de la marque réservé à la création, tout au long d’une réflexion sur ce fameux lien. L’occasion d’inscrire en filigrane la question qui au final, devrait selon lui constituer la vraie problématique de l’analyse du sujet. Au fond, pourquoi devrait-il y avoir des frontières ?
Jérémie Egry, José Lamali et Aurélien Arbet. Crédits : PA Mulier/HYPEBEAST FRANCE
HYPEBEAST FRANCE : Quand on pense art et mode, on pense forcément à Études. À vos collaborations saisonnières avec des artistes différents, et plus que ça même, à votre univers, l’esthétique que vous avez créée. Alors que le lien entre l’art et la mode est un sujet qui est beaucoup analysé ces dernières années, en partant du constat que la frontière se fait de plus en plus poreuse, on a donc l’impression que vous êtes l’incarnation, plus encore que d’une frontière poreuse, d’une jonction. Est-ce que vous partagez ce ressenti, portez ce regard sur vous ?
Aurélien Arbet : Oui, on a toujours fonctionné en faisant vivre les deux ensemble. C’est comme ça qu’on se définit en général, comme ça qu’on réfléchit aussi. Alors ça ne me surprend pas qu’on nous voit comme ça.
Études est un collectif pluri-disciplinaire qui, on vous cite d’après une précédente interview, a choisi le vêtement comme l’expression d’un message, “un engagement à la curiosité artistique, une mise en abyme de la création“. La marque a donc été fondée sur cette idée de jonction, par le fait d’évoluer sans frontières et de mettre l’art et la mode sur le même pied ?
Complètement. Pour nous, le vêtement est un medium, un support, une base, sur laquelle il faut arriver à réfléchir à tout ce qu’il y a autour. Nous étions curieux de créer un projet de mode, parce que justement ça regroupait tout : il faut avoir un nom, un logo, des campagnes, un site Internet, des films, des événements, des défilés, des displays… tout ça finalement, c’est créatif, et engage avec la musique, le design, beaucoup de domaines. Historiquement les marques faisaient intervenir des prestataires extérieurs pour faire toutes ces choses là, se concentrant autour d’un designer qui avait des visions et travaillait avec ces intervenants. Nous, on a finalement tout intégré. On fait bien sûr appel à des gens, mais on est hyper agiles là-dedans. On est curieux, et ça nous intéresse de nous confronter à autre chose que de la mode. On ne veut pas perdre cette curiosité, tout en s’améliorant sur ce qu’on vend à la fin, le vêtement. C’est un équilibre qu’on maintient. Ce n’est pas évident de maintenir cette attitude. Souvent les gens font ça pour des coups marketing, commerciaux, des projets d’instants T. Nous c’est donc une attitude, une identité, une manière d’être. Ça ne veut pas dire que ça n’évolue pas au fur et à mesure, mais ça n’a jamais été une réflexion mercantile. On a toujours été comme ça.
“Le nom d’Études vient de l’idée de recherches, d’expérimentations autour d’un sujet, qui se nourrissent entre elles”
Puisqu’on parle de fondation, pour expliquer le lien qui vous unit à l’art Jérémie et toi, il faut partir du tout début. Vous avez justement lié votre amitié par son biais, via le graff. Avant de poursuivre avec des études d’art, et d’agrandir le cercle…
Oui, ça a toujours été là, et Études en est la traduction. On s’est rencontré par les graffitis, on en faisait ensemble. Après j’ai fait les Beaux-Arts, Jérémie du graphisme, donc des études créatives différentes mais complémentaires. On a eu l’envie de travailler de manière collective, et au-delà du duo, d’agrandir le cercle, d’aller chercher José Lamali qui faisait du design et est aujourd’hui le directeur de collection, Nicolas Poillot pour la maison d’édition… Le terme “pluri-disciplinaire” fait partie de notre manière de réfléchir, on ne se conçoit pas uniquement comme une marque de mode. Cela fait partie de notre manière de fonctionner que de passer d’une chose à une autre, d’aller rechercher dans la photographie ou l’édition pour réfléchir à la mode, ou dans la mode pour être plus fort et rechercher des photographes spécifiques, donc créer comme ça des ponts, ce que travailler à plusieurs peut insuffler. Tout vient de notre background, et on ne fait que continuer d’améliorer ça. Au début aussi, on travaillait avec des artistes qu’on côtoyait, maintenant on en côtoie d’autres, les échelles changent le projet grandissant. Là on sort une collaboration avec Keith Haring, si on nous avait dit ça en 2000 quand on faisait nos premiers t-shirts, on se serait dit “cool“, mais on n’y aurait pas cru. On est hyper fiers d’avoir fait toutes les collaborations qu’on a faites, les premières nous ont mené là où on est maintenant. Mais on veut garder un équilibre : Keith Haring c’est génial, c’est une super collaboration, mais on se dit que c’est bien de continuer à travailler avec des artistes émergents. C’est comme ça qu’on le conçoit : parfois on va taper dans les artistes que le grand public connaît, et des fois on aime bien aller dénicher des gens dont on voit le travail et qu’on apprécie personnellement, pour créer un espace commun de visibilité. Ce n’est pas une association définitive, c’est un moment pour l’artiste, qui à côté de son travail, peut être curieux de mener un projet de mode, et on est heureux de lui offrir cet espace. Le nom Études vient de là en fait, l’idée de recherches, d’expérimentations autour d’un sujet qui va être de la mode ou de l’édition, et qui se nourrissent entre elles, avec des trucs très gros et puis plus niches. On a une idée d’où on va, mais c’est en évolution permanente.
Collection Études x Keith Haring. Crédits : Jérémy Razasan/HYPEBEAST FRANCE
Vous avez fondé un premier label mode, Hixsept, à l’orée de l’an 2000. Ça fait loin, on a très peu d’archives de ce que vous faisiez, mais l’art était donc déjà prégnant dans vos vêtements ? Est-ce qu’il y avait déjà, chez vous, cette vision de la mode comme d’un moyen de toucher tous les domaines, fondatrice d’Études ?
Il y avait déjà ça, mais c’était plus streetwear, c’était l’époque. Avec le côté logo, qu’on a toujours maintenant, mais dans une ligne particulière – Études Blue. C’est intéressant parce qu’on reste crédibles, légitimes là-dedans, puisqu’on faisait déjà ça en 2000/2001, en même temps que les Bullrot, Com8 ou Homecore. Nous, n’étant pas de Paris, on était plus petits, mais en effet on travaillait déjà avec des artistes. On avait plusieurs projets à l’époque, avec Hixsept pour la mode, une maison d’édition qui s’appelait “Je suis une bande de jeunes”, de la DA… c’étaient des entités séparées, sous différents noms. Le côté multi-disciplinaire on le vivait Jérémie et moi, mais la marque elle-même n’en était pas le véhicule. C’était ça en fait l’idée d’Études, de tout regrouper sous une seule et même entité, pour justement défendre notre façon de travailler. Mais Hixsept était plus… une marque quoi. Même si on avait collaboré avec des artistes, fait des expos, ça n’était pas assez abouti et clair comme ça peut désormais l’être avec Études. Mais c’était là, oui. On était déjà nourris par l’art.
“Tous les musées deviendront des grands magasins et tous les grands magasins deviendront des musées”, Andy Warhol
Alors on parle aujourd’hui beaucoup du lien art/mode, mais ça ne devait pas encore être une évidence dans le panorama à vos débuts ? L’opinion a longtemps divisé les deux, partant du postulat qu’ils étaient distincts, que la mode n’était pas art. Si la première jonction entreprise par la mode vient du couturier Paul Poiret dans les années 1910, à quelques exceptions près par la suite – Elsa Schiaparelli, Chanel ou Yves Saint Laurent -, le chemin fut long avant que la mode et l’art ne s’unissent véritablement. Il semblerait que le début de l’union durable que l’on vit aujourd’hui se soit faite dans les années 90 justement, à l’initiative des Maisons.
Avant les années 80 en effet, c’était plus divisé, il y avait cette distinction très marquée, mais il y avait clairement des créateurs qui étaient influencés par l’art. Des gens comme Saint Laurent ou Pierre Cardin, qui était très proche du design, de l’architecture, de la musique, ont fait des choses en référence à l’art. Des gens qui nous ont parus précurseurs, souvent je parle d’agnès b., qui nous a vraiment inspirés avec ses collabs avec des artistes, son soutien au cinéma, à la musique, sa galerie. Il y avait vraiment ce truc de faire des collections tout en soutenant les artistes, et on y voyait de l’avant-gardisme. Et puis Rei Kawakubo avec COMME des GARÇONS, qui avait son magazine et faisait intervenir des artistes dans ses campagnes, ou encore Raf Simons. Nous, en 2000, on ne regardait pas forcément ça. agnès b. oui, mais pour le côté art, pas le côté mode en fait. C’est très subtil ce que je vais dire, mais dans nos têtes on s’intéressait plus à l’art tout en faisant des vêtements, qu’on ne faisait de la mode à proprement parler. Pour nous la mode était à l’époque déconnectée d’une certaine réalité. Des gens comme Raf Simons, Yamamoto, Margiela, Helmut Lang ont contribué à établir des ponts dans les années 90. Mais même après eux, ce n’était pas évident : quand on a commencé, il nous fallait expliquer, les gens comprenaient moins pourquoi on avait aussi une maison d’édition. On nous demandait : “Mais vous faites quoi, vous êtes une marque mais vous travaillez avec des artistes ?“, c’était plus questionné, alors que c’est aujourd’hui devenu réel, plus assimilé par le marché et mieux compris.
Études Books. Crédits : ÉTUDES
Il se dit dans les diverses études sur le sujet que les Maisons se sont rapprochées de l’art dans les années 90 pour “nourrir l’imaginaire qu’elles veulent vendre” et “dorer leur image“, que ce soit par des collaborations, mais aussi l’achat d’oeuvres et l’ouverture de fondations. Et en effet, quand on parle du rapprochement art/mode, on parle forcément “marketing”, “marchandisation”. Ne sommes-nous pas dans cette dimension désormais ? Tout le monde s’est mis à la collab artistique, jusqu’à la fast fashion, et les moyens d’opérer la fusion apparaissent aujourd’hui décuplés : outre des collaborations, on assiste à des défilés performances, des expositions dans des magasins… là où des goodies et du merch sont vendus dans les lieux d’art. Ça fait penser à la prédiction de Warhol de 1975, “tous les musées deviendront des grands magasins et tous les grands magasins deviendront des musées“. On y est, non ?
On y est complètement. Les projets art et mode, ou du moins les marques de mode qui font appel à des artistes, trop souvent c’est du merch. Ils vont faire un t-shirt, un tote bag, des trucs faciles sur des supports pas chers – parce que techniquement c’est plus simple de venir mettre une sérigraphie sur un support blanc -, ça fera pour la marque un lien avec l’art, et puis voilà. Nous justement, on a pris le contre-pied : faisons des pièces qui vont dans nos collections, qui défilent, qui sont des pièces fortes, ambitieuses. Donc ce n’est pas ce qu’on appelle “artist collaboration”, comme ça, vite fait. Ça n’est pas là pour remplir un trou chez nous, ça fait partie de notre offre. Après cela ne nous empêche pas de faire des tees ou hoodies, mais qui viennent compléter quelque chose. On s’attache à ce que tout sorte, les pièces ambitieuses comme les plus simples – et on se rend compte que ce ne sont pas forcément les plus simples qu’on vend le mieux. Il y a beaucoup d’offres sur des t-shirts, mais une chemise avec un artwork sur soie… d’un point de vue mode, ce n’est pas la même recherche. C’est pour ça que nous avons notre place, et c’est ce qu’on défend. Si tu dis que tu vas faire un truc avec Keith Haring, vu qu’il y en a déjà eu plein avant, il faut se demander comment faire du nouveau. Je pense que la mode a toujours eu ce désir d’art. L’art a été plus distancié, mais il s’est beaucoup démocratisé donc des brèches se sont créées, et ça fait depuis partie du paysage. Ce qui me fait revenir à la citation d’Andy Warhol. Dans le pop-art, il y avait aussi cette idée de merch. Cette idée de diffuser l’art au plus grand nombre en utilisant les codes de l’industrie et des grandes enseignes. Quand il représente un paquet de poudre pour laver le linge, il faisait déjà le lien entre les deux. Même un Keith Haring faisait des pop shops, il avait ouvert un magasin sur Lafayette Street où il vendait en personne des t-shirts, des patchs, ses logos à lui. Il voulait que le plus grand nombre ait accès à son logo. Même quand il dessinait dans le métro et que les gens venaient lui parler, il leur filait un badge. Il y avait donc un côté merch, qui vient d’une envie de diffusion. Warhol en parlait, il n’a pas poussé la chose aussi loin mais quand on y pense, il utilisait quand même la sérigraphie, une technique industrielle pour répéter en nombre le même motif.
“Trop de choses sont faites pour être… faites. Si tu creuses juste une seconde, tu te rends compte qu’il n’y a rien. Ce qui m’embête, c’est que ça ne gêne plus grand-monde qu’il n’y ait rien”
Il est vrai qu’on a l’habitude d’étudier ce rapprochement en décrivant une initiative de la mode. Mais l’art a aussi a pu puiser dans la mode. Et en 2009, une étude de l’Observatoire de l’art contemporain assure même qu’avec la multiplication alors récente des collaborations arty du luxe, “les artistes s’emparent de la mode ou du design, la boucle se referme sur ‘le système de la mode’”…
Beaucoup d’artistes travaillent autour du sujet de la mode. L’illustration de cet effet inverse c’est Sterling Ruby. Qui a présenté son premier show cet été à Milan, et qui à la base est un artiste. Artiste d’art contemporain, qui a fait beaucoup de choses en collaboration avec Raf Simons ou Calvin Klein, et qui a donc carrément créé sa marque. C’est ce qu’il dit : il n’y avait d’artiste qui avait une marque de mode. Beaucoup travaillent autour de la mode sur divers projets, réfléchissent au support textile, à l’impression, mais lancer une marque… C’est très bien ! C’est peut-être le next step, et c’est là que son projet est intéressant.
Dans cette même étude de l’Observatoire de l’art contemporain, on dit la relation entre art et mode “à la fois nécessaire mais aussi décevante. Nécessaire parce quelle enrichit l’imaginaire, l’aura des grandes maisons. Décevante en ce sens qu’elle brille par son absence dans la rue, donc dans le vaste enjeu commercial du prêt-à-porter“. 10 ans après, cette présence n’est plus du tout marginale, ce qui donne une idée de l’avancée du rapport art/mode…
Oui, ça a changé. Je pense que c’était peut-être encore un peu élitiste il y a 10 ans, ce genre de vêtements n’existait pas vraiment. Aujourd’hui en effet il en est autrement, et c’est du fait de cette démocratisation. Il y a désormais plus d’offres, plus de gens qui le comprennent, qui l’achètent et qui le portent.
Collections pointues. Études x Louisa Gagliardi et Henry Taylor. Crédits : ÉTUDES
De fait, si dans ce rapprochement art/mode on pointe donc souvent l’intérêt du luxe, n’a-t-il pas aussi débouché sur du positif ? Les fondations des Maisons en premier lieu, mais les collabs aussi, permettent de déployer la culture au plus grand nombre…
Je pense dans l’absolu que si c’est bien fait, c’est bien. Si c’est fait de manière cohérente, investie, où tu fais les choses comme elle doivent être faites et que ce n’est pas galvaudé, il y a de la place pour ces ponts là. Tu as des marques où tu sens que la collab est forcée. Ça ne fait pas partie d’une histoire, ça sort de nulle part, d’un mec dans une boîte de com’ qui a dit que c’était le truc à faire, et puis c’est fait mais pas avec les bonnes personnes, ça sort quand même… et ça ne marche pas, et on se dit “art et mode ça ne marche pas“. Mais ça ne marche pas parce qu’il n’y a pas de sens, pas d’âme. Personne n’aurait jamais dû le faire. Quand c’est fait de cette manière ça peut devenir gênant parce que ça dévalorise le travail d’un artiste, mais si c’est bien fait… Pour les fondations, c’est juste cool de faire de belles expositions. La fondation Prada à Milan, le lieu et la programmation sont incroyables. Comme la fondation Vuitton à Paris. La démocratisation sert la culture. Puis, c’est de la création tout ça. Créer une marque de mode, une oeuvre d’art… ça me paraît naturel que les choses naviguent entre elles. Le côté mercantile peut faire grincer, mais c’est très Français, ça évolue aussi.
De même et pour aller plus loin, est-ce qu’il n’y a pas autre chose derrière cette liaison ? Est-ce que ça ne traduirait pas quelque chose de notre époque ? C’est là qu’on aimerait revenir sur un terme que vous utilisez régulièrement, et qu’on emploie régulièrement à votre sujet : l’esthétique. Il se dit justement que nous vivons une période d’esthétisme.
C’est vrai que c’est un mot qu’on emploie souvent pour nous définir. Et qu’on a des codes, un langage qu’on a développés avec le temps et qui sont identifiables comme notre esthétique. Après, c’est un mot qui n’est pas évident. L’esthétique a un rapport au beau, à l’agréable au regard. On souhaite que ce soit le cas, mais on veut aussi qu’il y ait un fond, une raison au pourquoi on fait tel projet, telle collab. On s’attache à ce qu’il y ait ce plaisir visuel et sensoriel, mais on veut qu’il y ait dans le même temps une histoire, une raison. Qu’il y ait du sens. Et je pense que c’est juste, parce que trop de choses sont faites pour être… faites. Où si tu creuses juste une seconde, tu te rends compte qu’il n’y a rien. Ce qui m’embête, c’est que ça ne gêne plus grand-monde qu’il n’y ait rien. Finalement ça arrange même. Quelques fois on fait des interviews avec les artistes, on prend le temps de faire des photos dans leurs studios, on leur pose des questions, on traduit, on prend le temps d’expliquer pourquoi on a fait cette collaboration. On a très peu de retours là-dessus. Mais ça ne nous dérange pas, ça ne nous empêchera pas de continuer. Moi je peux prendre le temps d’expliquer chaque collab. Jamais on ne ferait une collab sans raison.
“On va chercher un artiste qui fait de la recherche sur un thème qui peut être proche de celui de notre collection, ou en tout cas peut le traduire, ce qui la rendra hyper aboutie”
Vous joignez donc à l’esthétique la cohérence, qui se dégage en effet de chacun de vos projets.
C’est l’union de ces éléments en fait. Il faut les deux. Si tu n’as que l’esthétique, tu as beau faire une chose, une autre et encore une autre, s’il n’y a pas de raison tout reste dans l’air, rien ne se connecte. Au contraire si ces choses ont différentes esthétiques, mais avec des liens, du sens, des raisons qui les connectent, d’un coup ça devient intéressant. On pense toujours au fond, à ce qu’on veut raconter. Dans la finalité, on en revient souvent à ce terme-là mais il est assez global et je trouve qu’il va bien avec celui d’esthétique, mais c’est une histoire de lifestyle en fait. Études est un label qui crée des projets, et ces chapitres, ces études, mis bout à bout créent une histoire évolutive. Si tu t’y intéresses, si tu as envie de rentrer dans cet univers là, ça peut te suivre dans ton quotidien : la manière dont tu vas t’habiller, ce que tu vas écouter comme musique parce qu’on propose des playlists sur SoundCloud, ce que tu vas lire et qui va pouvoir t’ouvrir à autre chose, sans compter l’espace qu’on a Rue Debelleyme qui est une expérience… c’est un projet complet. On a fait des tables design avec New Tendency par le passé, on vient de sortir notre ligne de lunettes, on essaye d’avoir un projet global, et que tout ça enrichisse la curiosité. Que tu te dises, dans ce livre ils ont voulu parler de tel sujet, dans ma réflexion je vais regarder mon environnement différemment, tiens ils ont fait une collab avec Chloe Wise, une peintre super active sur les réseaux, pourquoi ils font ça, qu’est-ce que ça dit de la société actuelle ? C’est ça notre leitmotiv général : il faut dire quelque chose de la société actuelle. Que ça fasse réagir, donne des clés, aide à avancer. On essaie d’être un peu comme… presque comme un média. Vous, vous donnez des informations, apprenez quelque chose, invitez à creuser par la suite. Je pense qu’une marque peut être ça, maintenant. Une marque, ce n’est pas juste celle qui va faire un pantalon que tu adores, elle peut être plus qu’utilitaire. On veut être plus complet. Plus total.
Peignoir Chloe Wise SS20, table design New Tendency. Crédits : ÉTUDES
L’approche d’Études est en effet toute autre : l’art a donc toujours été là et il y a un engagement loin du mercantile, ce que vous traduisez notamment par l’appel régulier à des artistes plus underground, plus jeunes, dont les univers sont proches du vôtre. Comment effectuez-vous la sélection de ces collaborateurs, et comment s’élabore une collection artistique chez Études ?
Pour le choix des artistes avec lesquels on collabore, il vient souvent de la thématique de la collection. Nous on réfléchit d’un point de vue global sur la collection, autour d’une histoire. Et on va aller chercher un artiste qui fait de la recherche depuis des années sur un thème qui peut être proche du nôtre ou en tout cas peut le traduire, et on l’incorpore dans notre histoire à nous, ce qui donne plus de force au thème. Le fait de collaborer avec un artiste nous permet d’avoir un truc hyper abouti. Pour la “sélection” des artistes à proprement parler, on en revient à notre background : on a eu une pratique artistique avec Jérémie, par le biais de laquelle on faisait des expos où on présentait notre travail, donc on était impliqué dans le monde de l’art à un certain niveau et à un certain moment, juste avant le lancement d’Études – de là, on a mis nos activités artistiques de côté. Par cette pratique là, on côtoie beaucoup d’artistes, on fait beaucoup d’expos, on achète beaucoup de livres, on va dans les foires d’art contemporain, parfois des studio visits… on voit beaucoup beaucoup de choses. Donc du moment où une thématique de saison nous vient, avec Jérémie on se demande avec qui on aimerait travailler, on rouvre les livres, on regarde les images, et du coup on approche les gens. Des fois on les connaît, des fois non. Et on a une discussion ensemble, sur le projet, les raisons de le faire. Le rythme de la mode est tellement court, que si nous, de notre côté, on n’est pas force de proposition, il est très dur d’arriver à terminer un truc dans le temps imparti. Donc la meilleure manière qu’on a trouvée pour procéder, c’est d’arriver vers l’artiste avec une simulation, sur support, avec un artwork qu’on aura trouvé sur le net ou photographié dans un livre, et de dire qu’on a pensé à telle série. Dès que tu le poses, la personne en face peut déjà rebondir, en disant “c’est pas du tout ce que j’ai envie de faire“, ou “tiens je n’aurais jamais imaginé mon travail vivre sur une chemise“… et voilà. À partir de là tout est possible. Et puis techniquement on a élargi notre champ de réalisation, on a exploré plein de techniques, du jacquard, du digital print sur soie, des choses poussées qui sont appréciables pour l’artiste.
“Séparer art et mode, c’est mettre des cases. Il y a des milieux qui ont besoin de cases. Mais pas l’art”
Autre preuve de votre engagement artistique, il s’est dit que vous vouliez pousser cette alliance avec l’art plus loin, avec, on te cite Aurélien, “pourquoi pas un espace pour les artistes, ou une résidence, un projet où on va plus loin“…
Oui, ça rejoint un peu ce sujet des fondations des Maisons. Bon ça c’est très ambitieux, mais dans l’optique de pouvoir créer un terrain d’expression autre que le vêtement, en continuant à collaborer avec les artistes et à créer le lien, on se demande comment aller plus loin. Un espace, ce serait super. Une résidence permet de te projeter dans le temps : tu invites les artistes, puis ils ont trois mois, six mois, pour créer quelque chose qu’ils ont fait pour toi en fonction d’une histoire. Je trouverais ça génial. Ce n’est pas du tout concret pour l’instant, mais c’est une idée. Ça peut aussi être, demain, un appartement à Paris où des artistes viendraient vivre pendant l’année, financés par Études, et il y aurait des oeuvres qui sortiraient à la fin… Après, on y revient, mais il faut qu’il y ait du sens. C’est ce qui est intéressant. Tu peux très bien imaginer que chaque artiste devrait tenir un talk ouvert au public. C’est loin d’être tangible, mais on ne se refuse pas d’y penser. Les ponts et les ouvertures sur ces milieux là, on a envie de continuer à les faire.
Après cette conversation, on revient à la case départ pour la dernière question : on a longuement parlé du lien entre art et mode, mais la base de l’analyse veut que les deux domaines sont distincts, et que la mode n’est pas art – alors que l’art, par définition, englobe de nombreuses disciplines. Mais ce constat n’est-il pas biaisé dès le départ ?
En effet, je ne suis pas d’accord avec le constat de départ. Pour moi c’est une aberration. Ce sont des cases. Des cases vieilles comme le monde. “Si tu fais ça, tu ne peux pas faire ça“. Ces cases qui nous ont fait entendre, quand on a commencé : “Mais vous êtes quoi, des artistes, une marque ?“. Les gens aiment mettre dans des cases. Il y a des milieux qui ont besoin de cases et je le comprends, mais pas dans l’art. Qu’un mec dans la pub s’approprie l’art ou la mode, oui ça peut devenir dangereux, parce que ça va devenir trop digéré, retraduit, sans forme. Mais si c’est quelqu’un de créatif, d’agile, qui parvient à établir des ponts, ça peut fonctionner. Je suis plutôt à dire que l’art est le truc qui englobe un tout, dont la mode fait partie. Tu peux dire qu’un musicien, un danseur, un cinéaste font de la création artistique. Un designer de mode aussi. C’est là où pour moi le parallèle entre mode et art est un peu biaisé dès le départ. Parce que pour nous ce n’est pas un argument marketing ou commercial. Ce n’est pas distinct. Ça ne veut pas dire que c’est toujours lié, tu n’es pas obligé de faire vivre les deux ensemble. Mais que les deux dialoguent, ça me semble complètement logique.